"Tamil Nadu" dans la revue Halogénure interview de Aurélien Hubert 2017

May 14, 2018

Bonjour Rémi, avant de parler de ton travail autour du cyanotype, pourrais tu nous parler un peu de ton travail, de ton parcours, de ta démarche photographique ?

Mon parcours commence à l’école photographique de Saint Luc à Tournai et se poursuit dans l’atelier expérimental de Claudine et Jean Pierre Sudre à Lacoste dans le Vaucluse. Des croisements d’artistes, des rencontres et des découvertes de techniques m’ont amené à approfondir mon travail de la matière argentique dans un souci de dépouillement. De nombreuses années, j’ai travaillé les tirages noir et blanc à façon puis j’ai décidé de me consacrer à la création que j’avais mise de côté. Je me suis fabriqué une chambre 4X5 inch en bois que je pouvais transporter facilement et qui convenait à ma manière de voir. C’est à ce moment là que je découvre le sténopé et que je l’adapte à mon nouvel appareil ; il devient mon outil de prédilection. Le paysage urbain, la lumière et le déroulement de la vie quotidienne sont mes principales interrogations visuelles. Observer en cadrant dans l’espace sans passer par le dépoli est devenu un geste naturel, une sensation étrange de regarder et de laisser passer à la lumière en ne maitrisant pas tout. 

Mon approche de la photographie est avant tout liberté de voir et attente. De la prise de vue à la restitution l’attente et la patience sont omniprésentes. J’aime cette résistance de la matière vivante physique et chimique et l’action de la lumière sur le temps. Tout ceci concentré en finalité sur une feuille de papier, petite moyenne ou grande, offerte aux regards de tous. En fait, la tension visuelle la plus importante pour moi est de sentir la sensibilité du monde se concrétiser sur une surface sensible : les sels d’argent. Pour moi qui suis une nature introvertie, la photographie est une méthode curative qui m’a de suite attiré. Une certaine violence réside dans l’acte de regarder et d’être regardé et impose une présence au cœur de laquelle il est impossible de se cacher.

Premier contact avec le bleu du cyanotype : l’atelier de Jean Pierre Sudre. Ses paysages matériographiques sur papier argentique, si contemporains, étaient virés en bleus, le bleu du sel de fer que nous retrouvons dans le cyanotype. Nous étions cinq étudiants à Lacoste dans l’atelier de jean Pierre Sudre et la découverte de ces paysages m’avait imprégné. Jusqu’à ce que je puisse que expérimenter plus tardivement ce bleu particulier, j’ai été possédé, comme « hypnotisé » par cette couleur, et progressivement, j’ai abordé le tirage au charbon que j’allais pratiquer avec des pigments bleus. C’est une histoire de bleu ! Cette couleur m’a interpellée bien avant de découvrir le cyanotype. l’histoire de la photographie est ponctuée de ces images atypiques bleues qui viennent déranger en quelque sorte son bon déroulement historique de noir et blanc et couleur ensuite. La rencontre avec Nancy wilson Pajic dans les années 90 m’a engagé dans cette voie que j’utilise régulièrement. 

Pourrais tu nous parler d’un travail, d’une série où tu utilises cette couleur, cette technique ?

C’est après avoir passé un mois au Vietnam et photographié un village de potiers et ses habitations que j’ai eu la sensation que je devais restituer une série d’images en bleu. C’est la première fois que je pensais à restituer mes photographies dans un monochrome et celui-ci ne serait plus du noir mais un bleu avec toutes ses nuances. Ce n’était pas un caprice de ma part, en faisant mes photographies j’avais cette matière visuelle en tête. Cette tonalité bleue latente allait s’imposer d’elle même. Je suis allé plusieurs fois au Vietnam et sur les différentes séries que j’ai faites, une seule a été finalisée avec cette technique. La photographie est de la lumière écrite. Les lieux, les habitations que j’ai photographiés portaient potentiellement pour moi cette matière à la fois chaude et froide que le bleu par sa vibration tenace laisse apparaître.Les intérieurs dépouillés où tout objet n’est là que pour une nécessité précise, le peu de lumière imposé par la chaleur extérieure m’amenaient à ressentir la nécessité d’une autre restitution que celle du noir seul. Ce fut tout d’abord purement intuitif, petit à petit cela devint une évidence. Ces intérieurs étaient habités d’une sombre clarté, si je peux dire ainsi, et le bleu profond s’imposait progressivement lors de mes prises de vues. J’ai donc travaillé le procédé pigmentaire au charbon bleu et le cyanotype, c’était pour moi rendre à ces images du Vietnam l’intensité de la profondeur de l’espace de vie y associant l’intimité des maisons

3) Si la photographie, est de « la lumière écrite » , une « écriture de la lumière » au sens étymologique, il faut aussi transmettre cette maitrise de l’écriture, comment envisages tu cette transmission du savoir dans le cadre des différentes résidences que tu as pu mener auprès des jeunes publics ?

C’est une bonne question ; au printemps dernier dans le cadre d’un CLEA « contrat local d’éducation artistique »à Dunkerque, J’ai travaillé avec une association, la sauvegarde du Nord. Elle a pour mission d’accueillir des parents divorcés afin qu’ils puissent rencontrer leurs enfants en un lieu propice. Pendant trois mois, un samedi tous les quinze jours, je suis venu à leur rencontre dans le lieu associatif où j’ai proposé un programme photographique. J’ai commencé au sténopé avec un détour vers le photogramme en cyanotypie et nos échanges m’ont amené à installer un petit studio de photo en profitant d’une verrière et d’un léger apport en lumière artificielle. Nous avons donc réalisé des photographies à la chambre grand format où chacun devenait acteur ; alors, le dialogue parents enfants, adolescents passait par la lumière et son écriture. Ta question m’a renvoyé à ces moments de croisements qui s’y sont déroulés. C’était émouvant de voir cette adolescente découvrir son père au-travers du verre dépoli de la chambre. Elle-même ne voulait pas se faire photographier. Progressivement, par le truchement de l’appareil et derrière le voile de la chambre, il se passe quelque-chose ! C’est tout juste beau à vivre et à partager.Ces expériences coexistent en un vécu direct sans masques, je ne sais pas si nous pouvons appeler cela une transmission. Nous sommes dans le domaine de la rencontre entre le monde sensible du corps et celui de la lumière. L’image finale n’a peut-être que peu d’importance, le vécu par contre s’enracine dans ce temps regard et observation. C’est la création avec sa mise en œuvre qui prend tout son sens. En final, j’ai fait faire deux toiles cirées avec des impressions numériques du travail accompli lors de ces ateliers photographiques ; elles ont été posées sur deux des cinq tables de cette salle d’accueil un peu carcérale, du moins plutôt froide, enrichissant de lumière bleue l’espace rencontres. Voici un peu la réponse que je voulais te communiquer au-travers de ce récent vécu. 

Si l’image finale n’a pas tant d’importance, on comprend alors que c’est le processus de création qui est au coeur d’un tel projet, en quoi le cyanotype est un procédé particulièrement intéressant à cet égard ?

 

Dans les procédés photographiques nombreux sont ceux demandant une longue mise en œuvre. Hors avec le cyanotype tel n’est pas le cas. Nous pouvons maitriser rapidement cette technique qui de plus est peu onéreuse. Deux produits chimiques à mélanger, à étendre et à mettre au soleil puis un lavage à l’eau. Il restera à s’approprier cette matière, mais Qui ne serait pas séduit par cette facilité de restituer une image sur papier. Ce que je trouve pertinent, c’est que les codes classiques sont brouillés. Le monochrome bleu amène une lecture pertinente, et instaure un dialogue interrogatoire avec le spectateur. Les dégradés de bleus renforcent les lignes, donnent une énergies que la gamme de gris à plutôt tendance à estomper. Enfin! je m’entends, sa substance lumineuse pourrait être choquante au premier abord et il faut une certaine volonté pour enter dans ces multiples teintes bleues qui relèvent plus de la peinture que de la photographie. Puis, une liberté s’installe dans cette tension entre le contenu de l’image, sa composition et la captivité saisissante de cette matière bleu. C’est un peu une mise en abîme.

Pour conclure, est-ce que tu pourrais nous parler de projets en cours ?

Actuellement, Je photographie le territoire du bassin minier Nord-pas-de-Calais où je continue ce que j’ai fait dans le Tamil Nadu en 2015 avec un regard sur les intérieurs-extérieurs des habitations. Ceci donnera lieu à une exposition début Mars 2018 à la Maison de l’Art de Sallaumines. Je présenterai un entrelacs entre ces deux territoires de l’orient et de l’occident. 

"Peux tu nous parler de cette série que nous présentons dans ce 3ème numéro ?"

Cette série en Inde « intérieurs-extérieurs » en pays Tamoul est une continuité de ce que j’avais commencé au Viétnam. Nous sommes dans le district de Maduraïà Outchépatti, Les habitations sont en structure argileuse, ossature en bambou et un toit fait de feuilles de cocotier. Les murs sont en argile mélangés à de la paille, le sol en terre battue ou béton. En entrant dans ces maisons, il faut s’abaisser, enjamber le seuil, une position fort inconfortable d'autant plus que nous pénétrons dans un lieu particulièrement sombre. L’entrée et la pièce principale sont éclairées par la réflexion de la lumière solaire sur la terre battue ou par un mur en face qui la renvoie. Cette source lumineuse, seul point d’entrée pénètre ainsi dans ces habitations. Cela donne des lumières enveloppantes et directes dont nous n’avons pas l’habitude en occident.Ici, le dépouillement est complet les différentes nuances de couleurs chaudes si particulières à l’Inde viennent rehausser la vie quotidienne qui s’y déroule. C’est toute cette vie interne avec ces objets courant, l’incroyable beauté des visages, la tension des sentiments toutes ces sensations que j’ai essayé d’enregistrer sur ma plaque argentique. Un monde où la vie familiale se développe s’articule dans un continuum entre le dehors et le dedans. C’est une avancée vitale comme l’auvent de la maison « le thinnaï » créé cet espace de rencontre vers l’extérieur. Tout ici est matière de convergence d’échange avec l’autre et les autres.

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