Dimanche, fin d’après-midi, au milieu de l’enfance, une danseuse tourne, entourée de paillettes d’or, prisonnière d’une liqueur contenue dans un bloc de verre. C’est un souvenir ou plutôt un moment d’évasion familiale, la présence vespérale d’une enfance joyeuse. Une chambre verte, peut-être vert de Sienne, vert de gris, une atmosphère féminine, celle de ma sœur Blandine et mon regard est dirigé vers cette bouteille chantante et dansante. Les sons éphémères s’échappent actionnées par le ressort mécanique comprimé qui se déroule ; la sonorité s’amplifie, pénètre l’atmosphère d’une émotion claire et suave qui se lie au contenant, du spiritueux à un moment de spiritualité, d’esprit qui s’évapore un peu comme s’échappe l’alcool hors du verre.La bouteille jetée dans l’arène publicitaire des trente glorieuses est devenue un collector contemporain de ces nocturnes consommations, instants de partage, de communion. Bouteille jetée à la mer des rêves de l’enfance, là où nos désirs s’enracinent dans les racines de notre inconscient. Ces songes échappés d’un corps d’enfant en union avec une mélodie rythmée s’offrent à l’audace de celui qui saisira l’instant juste car alors, à ce moment là, l’ avenir de ces espérances enfantines est pour le moins incertain. Ce sont nos désirs projetés, non formulés, que les milligrammes de paillettes d’or donnent à contempler. Le regard hypnotique de l’enfant est saisi d’effroi. Il s’égare face à une vague intuition des sens qui s’éveillent en lui. Ce moment lui est inconnu, cet élan vital qui se manifeste et s’incarne avec une franchise exaltée et sauvage semble l’envahir totalement. Tout ceci grâce à son index posé sur la tige métallique. Il actionne le mécanisme, ceci juste pour un certain temps, celui de la détente du ressort. Parfois, la tension corporelle du doigt avec la tige provoque un glissement, cause une rupture dans la lecture musicale. Instant brutalement interrompu, provoquant chez la danseuse un même effet répétitif, un arrêt immédiat de tout mouvement. Cette baguette de chef d’orchestre conçue en fer avec sa petite boule en plastique rouge est le centre de gravité, l’axe de la bouteille, où le tout est dans tout. On l’actionne sans voir, machinalement, uniquement par le toucher du doigt et sa mise en œuvre relève d’un processus banal. Une simple pression à droite ou à gauche et la danseuse étoile tourne, saute, monte et descend sur sa tige invisible, entourée de ses paillettes. Lors d’une rupture, quand le mécanisme à remonter est victime d’un instant de pose involontaire ou volontaire, c’est l’instant d’énervement et d’impatience de l’enfant qui ne maîtrise pas tout. C’est l’apprentissage du cœur quand les pétales d’or s’élèvent et retombent et qu’il est nécessaire de retourner la bouteille pour que la danseuse soit à nouveau recouverte de sa parure dorée. Le rire, la gravité joyeuse d’une éternité, d’un moment vécu entre une sœur et un frère sont à eux seuls une expression d’une sonorité, d’un toucher dans la scène de la vie fraternelle. Un jour, l’extrémité des paillettes vient à se rompre. Ni tristesse, ni débordement mais l’envol libre de celles ci qui brisent alors l’opacité du verre et viennent se faufiler en de multiples gouttes de broderies gravées sur le tissu blanc. C’est le bonheur de donner corps aux choses, d’incorporer à l’étoffe un caractère inépuisable de goûts suaves, un parfum délicieux. Cet objet, bouteille publicitaire, dont nous pourrions dire qu’il est sans aucune utilité autre que celle du plaisir réjouit celui qui n’attend rien d’autre qu’un désir de contemplation visuelle et auditive. Le lac des cygnes trace la rupture du quotidien en une fraction de seconde. L’oiseau gracieux, à la différence de la danseuse, s’envole, gravit le ciel, absorbe sa nourriture dans les airs et redescend en de multiples escapades et trône sur la surface aquatique. La danseuse est retenue dans son enveloppe de verre et pourtant ell va provoquer une évocation à l’enfant prisonnier de sa chair. Ce jeu était important, il apaisait ma curiosité, m’apportait une émotion que je ne connaissais pas. Il créait en moi une joie sincère. Es-ce la répétition chorégraphique alliée aux sonorités qui gravèrent dans mes cellules une image si forte ? La chambre verte qui résonne avec celle du film de Truffaut car l’histoire du lac des cygnes porte en elle d’étranges émois, d’évanescentes captures d’irréalité et l’interlude dédiée à la mort. Peut-être cette image en moi résonne t’elle d’un lointain souvenir de boîte à musique au dessus de mon berceau ou juste de ce moment vécu dans la chambre verte de ma sœur qui se superpose au souvenir que j’en ai gardé et qui s’est cristallisé avec d’autres souvenirs, c’est alors la gravure sur tissu que je viens de recevoir des mains de Carole qui fait surgir en moi toutes ces réminiscences liées à une mélodie mécanique , à une bouteille et une ballerine encerclée d’eau et de gouttes dorées. Toujours est-il que cet objet mécanique conçu pour une marque publicitaire que je n’avais pas contemplé depuis des années a éveillé en moi le mystère inviolable du jeu qui demeure le lien probable entre une intime connaissance des choses que nous apprenons à voir, à saisir de notre enfance et ce que nous devenons au hasard de la vie et du temps. Le jeu éveille, vivifie nos sentiments, dépose au fond de nous une densité que nous ignorons au moment où nous jouons et c’est parfois avec le recul que nous redécouvrons ces palimpsestes de jeu et de mémoires. Face à un miroir, il est opportun de s’éloigner, de s’approcher, la meilleure distance semble être celle que nous trouvons être en accord entre la surface reflétante et l’image qui nous est renvoyée. Cet éveil, cet étonnement de l’enfance a agit en moi comme un levain capable de se déployer en vagues successives. Le soleil se lève quotidiennement, pourtant il est à chaque instant différent. Il doit en être un peu comme cela en nos souvenirs, ils sont enfouis, s’éveillent par moment, brutalement renouvelés et différents de ce qui existait, sans un quelconque attachement sentimental mais dans l’émergence d’une seconde d’éternité. Le majestueux volatil blanc, le cygne, à la surface du lac, se déploie, vit aux rythmes des saisons malgré que le danger soit présent. La danseuse sans saison, enfermée, recluse, s’élève, tourne, redescend au rythme de la musique répétitive et rien ne peut lui arriver. L’enfant va se nourrir, grandir, sa sensibilité s’aiguisera dans la joie comme dans la douleur. Ce sont les mouvements de ses désirs qui le porteront et l’accompagneront.
Un jour, au détour d’une brocante, un jouet de notre enfance surgit devant nous. La bouteille a vieillit, la danseuse peut avoir perdu de sa superbe, la Ballerina asséchée ne jouit plus de sa parure. Un enfant espiègle aura ouvert le culot de la bouteille et vidé son contenu. Avec un peu de chance, le ressort pourra actionner le tambour et la carte mère délivrera la mélodie presqu’oubliée.. Les paillettes échappées, couvertes de poussières ou sublimées en broderie sont ce lien invisible avec la mer de notre enfance, notre parcelle secrète, le lien maternel peut-être ? En avril la végétation printanière offre ses prémices. Un inventaire de chant d’oiseaux notés scrupuleusement sur une partition musicale attend un interprète.La mésange bleue habituée à son espace entend l’arrivée du prédateur et avertit ses congénères d’un danger imminent. La mouette sur l’appui de la fenêtre attend patiemment qu’une chaleureuse main lui donne sa pitance. La Ballerina en robe rouge seule et prisonnière dans sa bouteille ne peut prévenir personne qui la sauverait des mains de l’enfant scrutateur ou espiègle, qui viendrait ouvrir la bouteille. Ces instants restitués à ma mémoire par l’évocation brodée reçue en cadeau constituent une réalité insaisissable, une présence humaine, un temps de création. La bouteille enchanteresse, l’île des rêves déverse ses sonorités dans la nef du corps. Dans l’obscurité, les paillettes d’or n’attendent qu’à s’échapper non pour s’immortaliser mais pour descendre dans la fibre du tissu, notre linceul, notre peau. l’oiseau en une année naît, s’envole, crie, vit en collectivité, s’accouple, crée son nid puis retrouve sa limpide solitude. Nous, nous passons par des prises de possessions, de folies, de douleurs, de larmes, de désirs avant de percevoir l’arrivée du cygne et entendre son chant. Sur le tissu blanc, la partition s’imprime, jaillit en notes lumineuses, solaires, offre cette apaisante notion que la mort est un passage clair, inscrivant en nos corps et nos esprits une ode à la vie qui s’écoule. Tout disparaît et se transforme, sur le tissu blanc la main a tracé en filaments d’or, en fils de couleurs l’impact laissé par la libération hors de la bouteille en verre, le message est libéré, la vie poursuit son envol vers d’autres rêves, d’autres créations, le temps de l’enfance est passé, le temps du souvenir s’est effrité car par la grâce d’une broderie, la danseuse tournoie dans sa joyeuse constellation qui occulte toute prison de verre ou de chair. C’est là un objet de tendresse maternelle ,fraternelle car il me rappelle ma soeur et sa chambre verte un objet qui sort de son cadre, transformé comme les souvenirs se sont transformés pour exister autrement, en une sublimation et en un désir d’éclatement. Les paillettes d’or sortent du verre, du tissu, la danseuse tourne toujours en une image d’apaisement située en un autre temps que celui de l’enfance, en un instant d’aujourd’hui, inaugurant ainsi d’autres prémices.